Entre loups

Voici la traduction d’un article particulièrement pertinent de Steve Pezman intitulé "Fear and Loathing in the Lineup" publié cette semaine sur le site du The Surfer’s Journal. Il donne des pistes de réflexion pour essayer de comprendre comment le sport des rois a pu dégénérer et entraîner des mentalités xénophobes et des comportements de voyous hélàs sur certains spots et perdre ainsi parfois finalement son âme.


Dans l’ancien Hawaii, les vagues étaient surfées en groupe dans une forme de célébration communautaire, hommes et femmes ensemble, totalement nus. Qu’est-ce que c’était beau !
Cela avait évolué de cette façon en partie du fait du matériel qu’ils utilisaient, essentiellement des planches rectilignes en bois lourd, surfées tout droit jusqu’à la plage, ce qui permettait à de multiples personnes de partager la vague, la longueur de glisse révélant la distance sur laquelle on était capable de suivre cette force porteuse, plutôt qu’une succession de figures. On a assisté à des vagues épiques comme la traversée du Duke depuis Outside, sur 800 mètres jusqu’à Queens, et de là jusqu’à l’extrémité de Canoes, encore une longue distance pour finalement s’arrêter en face de Moana Surfrider. Il y a eu aussi l’exploit légendaire de la Princesse Liliokalani aux Iles Marquises qui a démarré sur une grosse vague au large, l’a surfée jusqu’au rivage constitué d’un bas plateau de lave, avant de se faire emporter par la poussée de la vague, basculée par-dessus l’obstacle et atterrissant derrière dans le lagon où elle cabota progressivement pour finalement glisser gracieusement jusqu’à la vasière lointaine (à noter qu’elle laissa derrière elle son prince sur sa planche quand elle traversa la barrière.)

Tout cela a changé quand les surfeurs ont appris à partir en travers sur la face de la vague. Au lieu de supporter de multiples glisseurs, chaque vague est devenue la possession d’un seul surfeur, car la trajectoire d’un surfeur unique utilisait la face entière de la vague. Cette nouvelle évolution du surf a entraîné l’érosion graduelle du bon esprit d’Aloha qui avait précédemment marqué le Sport des Rois. Mais même alors, la compétition pour les vagues posait rarement problème car il y avait relativement peu de surfeurs par rapport à la quantité de vagues. De plus, parmi les surfeurs les plus talentueux, est arrivé un moment où donner des vagues plutôt que les prendre toutes montrait bien que le surfeur laissant des vagues aux autres était quelqu’un qui n’avait rien à prouver. Plus tard, l’acte de donner des vagues refléta une certaine grâce, l’absence de faim de vague aiguë – qui est généralement le résultat d’une privation et devient une forme de désespérance qui est un signe qui ne trompe pas pour reconnaître un moins bon chasseur [de vague]. L’action de donner une vague devint un geste royal et une marque de grandeur pour encourager un surfeur moins expérimenté : “Avance-toi et prends cette vague. »

Le changement a continué petit à petit, jusqu’à ce qu’à un moment dans les années 1950′s, probablement à Malibu (ce spot de référence précurseur de tendances chez les surfeurs), cela devienne systématiquement brutal. Ce point break de Los Angeles est l’endroit idéal sur lequel rejeter la faute d’être le lieu de naissance probable des vagues surpeuplées et parsemées d’agressivité, même si ça aurait aussi bien pu être le spot de Queens Surf à Waikiki, situé de manière centrale et à juste quelques coups de rame.

Avant ça, quand le respect était toujours en vigueur, la priorité allait au surfeur avec le plus de « sonorité », le résultat d’un acte volontaire de respect de la part de ceux dans l’eau. Ce fut ensuite aux surfeurs les plus techniques de prendre tout ce qu’ils voulaient, laissant les restes aux parasites – les hyènes. A mesure que le niveau augmentait, il y avait de plus en plus d’embrouilles. Le plus imposant, le plus mauvais, le plus rapide, le plus bruyant, en prenait plus que les autres, surtout grâce à des attributs peu attrayants qui diminuaient le plaisir de l’expérience pour tous, y compris pour les combattants.

Les vagues sont ensuite devenues territoriales. A mesure que la pression de la foule à l’eau augmentait, les « locaux » – c’est-à-dire ceux qui avaient gagné ce label en fréquentant un spot si régulièrement qu’ils avaient l’impression d’en être propriétaires, peu importe s’ils venaient de loin – sont devenus méprisants et agressifs envers tout surfeur visiteur. Cela ne voulait pas dire pour autant que la paix régnait entre les locaux. Même s’ils avaient leur ordre de priorité, en fonction de qui était dans l’eau, il y avait de fréquents conflits entre les mâles « habitués », tout particulièrement sur les spots avec des zones de take-off concentrées.

Puis vint la lutte des classes, une nouvelle manifestation du comportement territorialiste humain appliqué au lineup, avec des caractéristiques uniques à l’homo sapiens comme la jalousie, la cupidité et la mesquinerie. Le facteur monde à l’eau est devenu suffisamment sévère pour que les différentes formes de glisse sur les vagues partageant ces mêmes vagues deviennent un problème, surtout si l’une de ces façons de glisser avait un avantage sur les autres. Tout en bas de l’échelle, on retrouve les body surfers. Moins nombreux et gênants que les autres types de glisseurs, ils sont aussi moins mobiles que ceux qui rament sur toutes sortes d’engins de glisse. De plus, les corps mous cohabitent mal avec les objets durs dans une zone de vague dynamique. Les body surfers étaient clairement désavantagés et ont tout bonnement cédé la place, pour aller vers des vagues qui leur revenaient pour différentes raisons allant de leur difformité à leur trop grande puissance pour y surfer avec une planche. La classe juste au-dessus concernait les utilisateurs de petites surfaces de glisse pour réduire la résistance du corps dans l’eau et augmenter ainsi la vitesse sur la face de la vague. Différentes sortes de « hand planes« , de petits bodyboards et de paipos faisaient avancer ce groupe d’enthousiastes. Comme les body surfers, ils étaient plus regardés comme des puristes qui acceptaient le désavantage d’être en grande partie immergés et moins mobiles pour conserver les sensations liées à un matériel de glisse minimaliste. Cela a fait d’eux une catégorie d’usagers qui globalement ne contestaient pas.

L’échelon supérieur sur l’échelle de la taille de la planche a peu de sympathie pour ceux en-dessous d’eux. Les formes de vie inférieures (ou plus petites) ont tendance à se retrouver sur leur chemin quand il sont à l’eau en même temps, et les utilisateurs de planches de surf sont tellement avantagés – par rapport à ceux qui utilisent de plus petits supports – qu’ils font la loi au lineup. Il y a souvent de l’amertume chez ceux qui utilisent de plus petits moyens pour glisser mais elle est généralement contenue et ils fréquentent habituellement d’autres spots moins populaires chez les surfeurs de planches plus grandes, juste pour éviter les disputes. Mais ce n’est pas parce qu’ils n’ont pas envie de surfer des vagues parfaites de point break, croyez-moi.

Maintenant arrivent les principales forces en présence manifestant la gamme complète des émotions qui vont de la résistance passive à la confrontation physique. Cela a démarré avec la révolution du short board. Des surfeurs plus jeunes et en meilleure forme physique se sont mis à rider des planches moins volumineuses, et par voie de conséquence ils pouvaient être dominés par les surfeurs old-school et empâtés qui continuaient à utiliser des gros long board flottants. Il a fallu des hordes de short boarders pour intimider une poignée de longboarders, comme une meute de loups harcelant un élan, allant même jusqu’à les décourager d’aller à l’eau sur leur spot. La mauvaise ambiance entre les deux écoles était très bien illustrée par une pancarte collée au-dessus du trou des chiottes provisoires à Trestles qui montrait une flèche pointant vers le bas dessinée à la main avec les mots gribouillés « couveuse pour short board ». Typiquement quand les deux types de planches sont dans l’eau ensemble, il y a une ségrégation entre la zone au large et la zone de take-off, les longues planches à l’outside, les petites à l’inside pour les late-takeoffs. Sur les séries, les short boarders attendent de voir ce qui arrive vers eux depuis l’outside, puis ils se retournent et partent sur la vague si personne n’a réussi à la prendre depuis le large, ou si le rider sur la vague se déséquilibre ou laisse un pouce d’espace. Vous pouvez imaginer les blessures et les bagarres qui en résultent, dans l’eau et sur la plage. Les lifeguards à Trestle ont été obligés de porter des armes de poing à une période où un petit groupe de surfeurs durs à cuire venant de Wilmington/Banning avait ressenti que les « locaux » leur avaient manqué de respect et étaient revenus en bande le lendemain. Ah, les joies du sauvetage des temps modernes.

La culture surf qui a suivi a plus ou moins dérivé des deux côtés du courant, dans un état stationnaire pendant quelques années entre la révolution du short board de la fin des années 1960s et le renouveau du long board au début des années 1980s, et au-delà dans les années 1990s. C’était une période où les différentes disciplines de glisse sur les vagues continuaient à faire preuve de malveillance dédaigneuse les unes envers les autres, éclatant occasionnellement en une lutte des classes, mais avec le temps, les protagonistes devinrent un peu plus complaisants, se laissant aller à un état d’esprit d’acceptation, où les autres ne sont pas appréciés, mais tolérés.

Ces dernières décennies, certaines classes d’équipements pour surfer ont été rejetées et carrément reléguées pour devenir invisibles, inconsidérées et totalement négligées. Les wave skis ont subi ce traitement. Mieux acceptés en Australie qu’aux Etats-Unis, ces engins où l’on est assis dessus sont en réalité un moyen assez efficace pour prendre des vagues car la pagaie permet d’avancer vite dans l’eau et de se positionner rapidement avec un avantage maximum. On est également attachés à la taille sur la planche avec des boucles aux pieds permettant toutes sortes d’accélérations et de manœuvres, et on peut s’écraser dans la mousse avec assurance. Le problème est qu’ils sont tellement supérieurs pour prendre des vagues dont ils exploitent ensuite l’intégralité, qu’il n’y a juste aucun moyen de coexister avec le surf sur une planche, et ceux qui sont majoritaires établissent les règles.

Puis il y a eu Laird. Qui aurait pu imaginer en le voyant à Malibu, montré du doigt par des types en combinaisons assis autour de lui, pendant qu’il imitait LeRoy Achoy photographiant des touristes à Waikiki, gardant l’équilibre avec sa pagaie, un appareil photo attaché avec un leash autour de son cou, se tenant droit et ramant avec aisance sur une grande planche, ce qu’il allait déclencher ? Que 36 mois plus tard, il aurait inspiré un mouvement plus grand et plus étendu que tout ce que l’on avait pu voir depuis que Tom Morey avait inventé le body board. Le SUP— ou stand-up paddle (surf debout à la rame), a des centaines de milliers d’adeptes autour du monde et il continue à grandir. Le nœud du problème est l’utilisation d’une « rame ». La rame les désigne techniquement comme « propulsés » et en tant que tels les exclut des zones de surf fréquentées, et entraîne l’adhésion aux règles de l’U.S. Coastguard pour les petites embarcations. Cependant, la notion de planche de surf propulsée est floue et le SUP est devenu si populaire que même les autorités tergiversent sur la question.

Vous savez quoi ? Les surfeurs haïssent généralement les SUPers ! L’exception concerne les watermen qui font les deux. Comme les maîtres des vagues hawaiiens d’autrefois, ils sont plus tolérants. Maintenant, vous comprenez clairement ce qui se passe. C’est dans la nature humaine d’en vouloir à quelqu’un qui a un avantage sur soi dans un jeu pour récolter des choses gratuites dans une compétition ouverte sans arbitres. C’est une bataille pure et simple pour les meilleures zones d’alimentation, engendrant des comportements de meutes de loups dans leur forme la plus primitive, la moins attractive. La loi menace toutes les catégories de surfeurs car si nous ne trouvons pas un moyen de coexister, alors la réglementation s’imposera pour la première fois sur notre terrain de jeu. Les dauphins prennent des vagues ensemble. Nous les humains n’avons certainement pas leur grâce, et de manière encore plus curieuse mais certaine, nous n’avons surtout pas non plus leur sagesse.


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