Décroissance touristique

"Depuis l’enfance, … le littoral et cette frange périodiquement cédée par le reflux qui le prolonge, disputant à l’homme son empire, m’attirent par le défi qu’ils lancent à nos entreprises, l’univers imprévu qu’ils recèlent, la promesse qu’ils font d’observations et de trouvailles flatteuses pour l’imagination. … J’aime errer sur la grève délaissée par la marée et suivre aux contours d’une côte abrupte l’itinéraire qu’elle impose, en ramassant des cailloux percés, des coquillages dont l’usure a déformé la géométrie, ou des racines de roseau figurant des chimères, et me faire un musée de tous ces débris : pour un bref instant, il ne le cède en rien à ceux où l’on a assemblé des chefs-d’œuvre ; ces derniers proviennent d’ailleurs d’un travail qui – pour avoir son siège dans l’esprit et non au dehors – n’est peut-être pas fondamentalement différent de celui à quoi la nature se complaît. 

… 

Les charmes que je reconnais à la mer nous sont aujourd’hui refusés. Comme un animal vieillissant dont la carapace s’épaissit, formant autour de son corps une croûte imperméable qui ne permet plus à l’épiderme de respirer et accélère ainsi le progrès de sa sénescence, la plupart des pays européens laissent leurs côtes s’obstruer de villas, d’hôtels et de casinos. Au lieu que le littoral ébauche, comme autrefois, une image anticipée des solitudes océaniques, il devient une sorte de front où les hommes mobilisent périodiquement toute leurs forces pour donner l’assaut à une liberté dont ils démentent l’attrait par les conditions dans lesquelles ils acceptent de se la ravir. Les plages, où la mer nous livrait les fruits d’une agitation millénaire, étonnante galerie où la nature se classait toujours à l’avant-garde, sous le piétinement des foules ne servent plus guère qu’à la disposition et à l’exposition des rebuts.

Claude Lévi-Strauss

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